L’entreprise libérée, un concept vieux de 30 ans ?
L’entreprise libérée a bonne presse aujourd’hui, dans un contexte où les grandes organisations comme les petites se défendent en interne et en externe contre une multitude de « bullshit jobs » dont le seul objectif est de contrôler une activité qui ne parvient plus à se réaliser. Pour vous en persuader s’il en est encore besoin, lisez l’excellent article de Lorraine de Foucher dans Le Monde.
Mais comment en sommes-nous arrivé là ?
Dans les années 1980, et pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, la « Corporate America » a commencé à douter d’elle-même – Isaac Getz, professeur à l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris-Europe
Et il y a de quoi. Dans les années 80, les inventeurs des chaînes automatisées et de la production de masse, viennent de se faire doubler par un tout petit pays, le Japon chez lequel la productivité atteint des sommets.
Zéro panne, zéro stock (retirer les stocks pour éviter l’immobilisation de capital, grâce au Juste à Temps qui permet la fabrication quasiment à la demande pour éliminer tout stock), zéro défauts de production, zéro délais, zéro papiers (limiter la paralysie par la bureaucratie). Cette nouvelle méthode d’accroissement de la productivité, parfois qualifiée de « post taylorisme », aura des effets bénéfiques considérables sur l’économie japonaise. Le Monde Politique – Le Japon
Attention, nous parlons d’un temps béni. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la productivité mondiale étant en berne, principalement dû au fait des « bullshit jobs ». Pour complément et pour aller plus loin sur le sujet, nous vous orientons sur le rapport de l’OCDE relatif à la productivité et à l’inclusivité.
Dans les années 80, sur le sol Yankee, où nos amis d’outre atlantique se posent des questions fondamentales et existentielles sur leur baisse de productivité fédérale, il faut agir et vite. Mais leurs meilleurs alliés, les consultants du Boston Consulting Group ou de Mc Kinsey sèchent un peu… L’un des leurs, qui a quitté la maison en 81 décide de mettre le feu aux poudres. Tom Peters, dans son livre « in search of excellence » publié en 1982 expliquera à l’Amérique soulagée, que le problème n’est pas une question de compétences nationales mais « juste » une question d’organisation du travail et d’espace pour les y exprimer. Pour faire simple… Les travailleurs sont intelligents et les organisations doivent absolument laisser s’exprimer cette intelligence. Vous pouvez lire la note qu’il publie sur son site web.
En effet, une fois évacuée la question des capacités individuelles qu’on aurait pu mettre en doute ces années là, deux grands principes se dégagent en priorité pour améliorer la productivité mondiale : l’automatisation industrielle de grand papa ne suffit plus, il faut désormais standardiser et automatiser jusqu’à nos processus de réflexion et nos façons d’agir. Nous devons « automatiser » la réponse à la demande d’un interlocuteur qu’il soit interne ou externe, pour limiter au maximum les déperditions d’énergie, les coûts cachés, et optimiser les façons de travailler. Et de pousser le vice jusqu’à se référer aux meilleurs d’entre-nous dont les résultats deviennent le minimum à atteindre pour l’ensemble des travailleurs. ça, c’est ce que le Japon nous apprend et ce qu’à partir de ce moment là, nous nous emploierons à insuffler dans la totalité de notre économie.
Pour améliorer la productivité, nos cabinets de conseil préférés décident donc d’accompagner la standardisation des activités jusqu’au tréfonds des organisations, de faciliter la mesure au plus serré grâce à l’informatique, pour augmenter la cadence et rationaliser les coûts comme jamais. Histoire de corser l’affaire, les meilleurs des travailleurs seront systématiquement pris en modèle de production et les mêmes objectifs seront imposés à tous, jusqu’aux moins bons.
Fini l’excellence, puisqu’elle devient la norme et l’affaire de tous. Se dépasser dans son travail n’est plus alors que l’expression d’une banalité affligeante qu’aucun extra ni même un merci de saurait ponctuer.
Ce premier point, vous l’avez compris, a amené les cabinets de consulting internationaux à sillonner le monde entier pour faire, moyennant finance, de l’extraction de connaissance, la transformer en « meilleures pratiques » et permettre aux Direction Générales des grands groupes de donner des objectifs quantifiés à l’ensemble de leurs employés. Ce que les pouvoirs publics organisent en France depuis la fin des années 2000.
Le « Tsunami normatif » ne s’arrêtera pas là, puisque ces « meilleures pratiques » seront ensuite déclinées en Normes Internationales (ISO), référentiels (ITIL) et Agréments, Certification, Réglementations, divers et variés qui permettront à l’ensemble des cabinets s’y référant de faire contre bon cœur, excellente fortune.
Pour comprendre les effets délétères de cette « catastrophe naturelle », vous pouvez visionner l’intervention épilogue de Christophe Dejours, psycho dynamicien du travail et psychanalyste, dans le documentaire d’Arte sur « La mise à mort du travail ».
L’entreprise libérée ne les intéressait donc-t-elle pas ?
Pendant que les consultants s’occupaient d’alimenter le « tsunami normatif » international qui allait créer ces vagues de Troubles Musculosquelettiques et autres canaux carpiens, de suicides au travail, et d’explosion du pouvoir et des métiers de la finance et du contrôle de gestion, de tous ces « bullshit jobs » qui nous entravaient, au mépris des opérationnels, ils ne pouvaient évidemment pas s’occuper de la deuxième proposition pourtant clairement exprimée dès le début :
Améliorer la façon de travailler en se basant sur ce qui se fait de mieux chez nos voisins, pourquoi pas ? mais pas sans libérer l’organisation, pas sans reconnaître la centralité de l’homme au cœur des organisations ! La stratégie n’est rien sans vision et sans humanité.
Tom Peters, défenseur de ce qu’on appellera plus tard l’entreprise libérée et sulfureux par ailleurs, n’est probablement pas un doux rêveur et nous ne cherchons pas ici à le défendre en quoique ce soit. Ce dont il n’a de toute évidence pas besoin. Non, nous nous interrogeons sur le fait que les cabinets de conseil n’ont retenu qu’une partie des recommandations pour, maintenant que ces recommandations ont fait leurs dégâts au niveau mondial (la baisse de productivité mondiale due aux bullshit jobs n’est une question pour aucun dirigeant sensé aujourd’hui), ces même cabinets viennent nous dire :
Hep, vous allez rire, nous avons oublié un truc : Depuis les années 80, nous savions qu’il fallait standardiser les activités dans les entreprises en même temps qu’on redonnait de la liberté d’action aux employés, mais nous avons choisi de ne faire que la première partie des actions…. Maintenant, comme le système est totalement bloqué par trop de procédures, il faut rapidement que nous passions tous la seconde…. trente ans plus tard. OUPS…!
Et si nous ne nous occupions plus de leurs recommandations pour nous employer à nous réapproprier nos outils de production de façon naturelle ?
L’entreprise libérée a du sens, si elle n’applique pas de nouveaux « best practices » et de nouvelles « normes internationales » jusqu’au niveau individuel et personnel. Laissons les normes internationales et les « meilleures pratiques » conditionner les usages collectifs et les boulons, les vis, et redonnons aux individus leur espace de parole et d’action afin que l’intelligence soit possible à nouveau. Nous ne pouvons nous satisfaire d’un modèle de processus qui interdirait à une infirmière d’écouter son patient quelques secondes supplémentaires et qui la contraint à mesurer le temps qu’elle met à poser un sparadrap, à la seconde près.
Extrait : à enveloppe globale constante, certains établissements vertueux peuvent être pénalisés lorsque d’autres établissements, pratiquant le cas échéant la sélection de patients et l’induction de la demande, voient leurs recettes augmenter sans pour autant être plus efficients du point de vue de la collectivité – IRDES – Principes et enjeux de la tarication à l’activité à l’hôpital (T2A) – Zeynep Or & Thomas Renaud
Voilà pourquoi libérer l’entreprise revient à libérer le travail en commençant par libérer la parole, les espaces numériques et les espaces physiques.
Nous, experts de nos métiers, avons tous raison de façon individuelle de penser ce que nous pensons et nous gagnerons à partager ces avis, pour recommencer à créer ensemble une valeur qui dépassera de toute évidence celle que de façon individuelle nous aurions aimé créer.